Face à ces interrogations, les approches basées sur l’élucidation des mécanismes de cette maladie et les recherches cliniques ne suffisent pas. Nous devons observer le cancer selon une nouvelle perspective, en adoptant une vision évolutive ; en d’autres termes, nous devons poser sur le cancer le regard de Charles Darwin, père de la théorie de l’évolution.
Depuis quelques années, les réflexions émergeant de la concertation mutuelle des biologistes de l’évolution et des oncologues débouchent sur des avancées transversales profitables aux deux disciplines. Elles changent aussi notre appréhension de la maladie.
Comment l’évolution de la multicellularité prépare le terrain pour le cancer
Le cancer touche l’ensemble du règne animal multicellulaire. Et pour cause : il s’agit d’une maladie ancestrale liée à l’apparition des métazoaires (animaux composés de plusieurs cellules, contrairement aux protozoaires constitués d’une seule cellule), voici plus d’un demi-milliard d’années.
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L’émergence de tels organismes complexes a nécessité la mise en place de hauts niveaux de coopération entre les nombreuses cellules qui les composent. Cette coopération est en effet sous-tendue par des comportements complémentaires et altruistes, en particulier l’apoptose, autrement dit le suicide cellulaire (par lequel une cellule déclenche son autodestruction en réponse à un signal donné) et le renoncement à la reproduction directe pour les cellules autres que les cellules sexuelles. L’évolution d’une multicellularité stable s’est donc faite par la sélection d’adaptations facilitant le fonctionnement collectif d’une part, et réprimant les réflexes unicellulaires ancestraux d’autre part.
Le cancer représente une rupture de cette coopération multicellulaire, suivie de l’acquisition d’adaptations permettant aux cellules « rénégates » de se perfectionner dans leur propre mode de vie. Autrement dit, les cellules malignes commencent à « tricher ». Elles peuvent le faire car elles ont subi des mutations génétiques (modification de la séquence des gènes) ou épigénétiques (modifications qui changent l’expression des gènes, transmissibles mais réversibles contrairement aux mutations génétiques), voire les deux, qui leur conférent une plus grande valeur sélective par rapport aux cellules au comportement coopératif. Il peut s’agir par exemple d’avantages de croissance, de multiplication, etc. Il est également impératif que les cellules porteuses de ces modifications se situent dans un micro-environnement favorable à leur prolifération.
Si ces « rébellions cellulaires » ne sont pas correctement réprimées par les systèmes de défenses de l’organisme (comme le système immunitaire), l’abondance des cellules cancéreuses peut augmenter localement. Conséquences : les ressources s’épuisent, et ces cellules peuvent alors enclencher des comportements individuels ou collectifs de dispersion et de colonisation vers de nouveaux organes, les tristement célèbres métastases responsables de la majorité des décès liés au cancer.
En quelques mois ou années, une seule cellule cancéreuse peut ainsi produire un (éco)système complexe et structuré, la tumeur solide, comparable à un organe fonctionnel, ainsi que des métastases plus ou moins disséminées dans l’organisme.
Un aspect intrigant de cette maladie repose sur le nombre important de similitudes entre les attributs des cellules cancéreuses provenant de différents organes, individus et même espèces, ce qui suggère que des processus similaires opèrent à chaque fois. Cependant, chaque cancer évolue comme une entité nouvelle, car en dehors des cancers transmissibles évoqués précédemment, les tumeurs disparaissent à chaque fois avec leurs hôtes, sans transmettre leurs innovations génétiques et phénotypiques.
Comment, alors, expliquer ces similitudes ?
Persistance du cancer à travers les temps évolutifs
D’un point de vue évolutif, deux hypothèses peuvent expliquer l’apparition des cancers et la similitude de leurs attributs.
La théorie de l’atavisme explique le cancer par un retour aux capacités cellulaires antérieures, à savoir la libération d’un programme de survie hautement conservé, qui serait toujours présent dans chaque cellule eucaryote, et donc dans chaque organisme multicellulaire. Ce programme ancestral aurait été sélectionné pendant la période précambrienne, qui a débuté voici 4,55 milliards d’années et s’est achevée il y a 540 millions d’années. Durant cette période, qui a vu émerger la vie sur notre planète, les conditions environnementales étaient très différentes des conditions actuelles, et souvent défavorables. Les forces sélectives qui agissaient sur les organismes unicellulaires favorisaient les adaptations pour la prolifération cellulaire.
Certaines de ces adaptations, sélectionnées au cours de la vie unicellulaire, seraient toujours présentes, plus ou moins enfouies dans nos génomes. Lorsque leur expression échappe aux mécanismes de contrôle, une lutte entre les caractères unicellulaires ancestraux et les caractères multicellulaires actuels s’ensuit, et un cancer peut alors émerger. Au passage, cette hypothèse expliquerait aussi pourquoi les cellules cancéreuses s’accommodent très bien des environnements acides et pauvres en oxygène (« anoxiques »), car ces conditions étaient fréquentes au Précambrien.
La seconde hypothèse implique un processus de sélection somatique (les cellules somatiques sont toutes les cellules autres que les cellules sexuelles) conduisant à une évolution convergente, autrement dit à l’émergence de caractères analogues. Cette hypothèse propose que l’émergence des caractéristiques cellulaires définissant les cellules « tricheuses » est soumise à une forte sélection à chaque fois qu’une nouvelle tumeur émerge, et ce quelles que soient les causes immédiates desdites caractéristiques. Ces processus de sélection somatique se produisant dans des environnements largement régis par les mêmes contraintes écologiques (telles que celles qui règnent dans le corps des organismes multicellulaires), ils donneraient lieu à une évolution convergente.
C’est ce qui expliquerait que l’on observe des similitudes à travers la diversité de cancer. N’oublions pas que nous voyons seulement les cancers qui réussissent à se développer : on ne sait pas combien de « candidats » échouent faute d’acquérir, les bonnes adaptations aux bons moments.
Ces deux hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives : la réémergence d’un programme ancestral peut être suivie d’une sélection somatique aboutissant à une évolution convergente.
Quelle que soit la raison de l’origine du cancer, une question se pose : puisque cette maladie cause souvent la mort de l’hôte, pourquoi la sélection naturelle n’a-t-elle pas été plus efficace pour rendre les organismes multicellulaires entièrement résistants au cancer ?
Les grands animaux n’ont pas plus de cancer
Les mécanismes de suppression du cancer sont nombreux et complexes. Chaque division cellulaire peut provoquer des mutations somatiques touchant les voies génétiques contrôlant la prolifération cellulaire, la réparation de l’ADN et/ou l’apoptose, perturbant ainsi le contrôle du processus de formation du cancer (carcinogenèse).
Si chaque division cellulaire comporte une chance donnée qu’une mutation cancérigène se produise, alors le risque de développer un cancer devrait être fonction du nombre de divisions cellulaires au cours de la vie d’un organisme. Cependant, les espèces de grande taille et à durée de vie longue n’ont pas davantage de cancers que celles de petite taille vivant moins longtemps.
Dans les populations naturelles animales, la fréquence du cancer varie généralement de 0 % à 40 % pour toutes les espèces échantillonnées et n’est pas liée à la masse corporelle. Les éléphants et les souris peuvent connaître des niveaux assez similaires de prévalence du cancer, bien que les éléphants aient beaucoup plus de divisions cellulaires au cours de leur vie que les souris. Ce phénomène est appelé « le paradoxe de Peto ».
L’explication de ce paradoxe réside dans le fait que les forces évolutives ont sélectionné des mécanismes de défense plus efficaces chez les grands animaux que chez les petits, ce qui permet de réduire le fardeau lié au cancer quand la taille augmente. Par exemple, les éléphants ont vingt copies du gène suppresseur de tumeur TP53, tandis que les humains n’en ont que deux.
À côté de ces tendances générales existent des exceptions notables, avec par exemple des espèces de petite taille ayant une durée de vie exceptionnellement longue. Ces espèces ont également peu de cancers. Un très bon exemple est celui du rat-taupe nu (Heterocephalus glaber), un espèce dont les individus ont une longue durée de vie (espèce longévive) et ne développent pas de tumeurs spontanées, à l’exception de quelques cas de cancers détectés de façon anecdotique.
Une maladie qui survient tardivement
Retenons aussi que l’efficacité des défenses anti-cancers connaît une diminution lorsque les organismes ont réalisé l’essentiel de leur reproduction, car les pressions évolutives sont moins fortes à ce stade de la vie. Cette baisse d’efficacité, couplée à l’accumulation des mutations au cours du temps, explique que la plupart des cancers (sein, prostate, poumon, pancréas…) surviennent dans la seconde partie de la vie.
Une implication évolutive majeure est que si, en monnaie « darwinienne », le cancer n’est pas un souci majeur lorsqu’il survient après la phase reproductive, cela signifie aussi que nos défenses auront été optimisées par la sélection naturelle non pas pour systématiquement éradiquer les processus oncogéniques, mais pour les contrôler tant que nous sommes reproducteurs…
Ces défenses « low cost », qui conduisent à tolérer les tumeurs, s’avèrent in fine plus avantageuses pour le succès reproducteur que des stratégies d’éradication systématique, qui seraient sans doute beaucoup plus coûteuses. Le système immunitaire, par exemple, ne travaille pas gratuitement… D’une façon générale, le vivant est régi par des compromis, ou « trade-offs » en anglais, faisant que tout investissement dans une fonction correspond à autant de ressources et d’énergie qui ne seront plus disponibles pour d’autres fonctions. Nos défenses contre les maladies, dont le cancer, n’échappent pas à cette règle de fonctionnement.
Hélas, ces défenses « low cost » contre le cancer sont au final des bombes à retardement… La logique darwinienne ne conduit en effet pas toujours à des résultats en adéquation avec les attentes sociétales en termes de santé !
Bien que la plupart des mutations cancérigènes se produisent dans les cellules somatiques au cours de la vie, de rares cas de cancer sont causés par des mutations héréditaires dans la lignée germinale, qui produit les cellules sexuelles. Ces mutations congénitales sont parfois en fréquence supérieure à ce qui serait prédit par l’équilibre mutation-sélection.
Ce paradoxe peut s’expliquer par divers processus évolutifs. Par exemple, il a été suggéré que la sélection naturelle n’agira probablement pas sur ces mutations si là encore leurs effets négatifs sur la santé surviennent après la période de reproduction.
Par ailleurs, la théorie de la pléiotropie antagoniste pourrait aussi être invoquée. Celle-ci stipule que certains gènes ont des effets opposés sur la probabilité de survie/reproduction selon l’âge considéré : ces effets seraient positifs au début de la vie, et négatifs par la suite. Quand l’effet positif du début est élevé, la sélection pourra retenir ce variant génétique, même s’il cause une maladie mortelle plus tard.
Par exemple, les femmes présentant une mutation des gènes BRCA1/2 ont un risque significativement plus élevé de développer des cancers du sein ou de l’ovaire, mais ces mutations semblent être corrélées à une fécondité accrue.
Des implications en matière de traitements
Le cancer, véritable fardeau dans les populations humaines, est donc avant tout un phénomène régi par des processus évolutifs, depuis son origine dans l’histoire de la vie jusqu’à son développement en temps réel chez une personne malade. La séparation traditionnelle entre oncologie et biologie évolutive doit de ce fait être abolie, car elle limite notre compréhension de la complexité des processus qui aboutissent à la survenue de la maladie.
Cette nouvelle perspective du cancer pourrait s’avérer utile pour développer des solutions thérapeutiques innovantes qui limiteraient les problèmes liés aux stratégies de traitement actuellement disponibles. Ces thérapies à hautes doses, qui visent à tuer le maximum de cellules malignes, aboutissent souvent à la prolifération de cellules résistantes. À l’inverse, la thérapie adaptative, profondément enracinée dans la biologie évolutive, pourrait constituer une approche alternative.
Cette stratégie consiste à diminuer la pression liée aux thérapies à hautes doses afin d’éliminer une partie seulement des cellules cancéreuses sensibles. Ce faisant, l’objectif est de maintenir un niveau significatif de compétition entre les cellules cancéreuses sensibles et les cellules cancéreuses résistantes, afin d’éviter ou de limiter la prolifération sans contrainte des résistantes.
Une problématique qui ne se limite pas à l’être humain
Jusqu’à récemment, l’oncologie avait très rarement emprunté les concepts de la biologie évolutive pour améliorer la compréhension des processus malins. De même, les écologistes et les biologistes de l’évolution ont largement ignoré l’existence de ces phénomènes dans leurs explorations du vivant. Mais les choses changent, et la prise en compte du cancer, ou plutôt des processus oncogéniques dans leur ensemble, au sein de la faune sauvage suscite un engouement croissant au sein de la communauté des écologistes et des biologistes de l’évolution.
Il apparaît en effet aujourd’hui clairement que le cancer est à la fois un modèle biologique pertinent pour étudier l’évolution du vivant et un phénomène biologique important pour comprendre plusieurs facettes de l’écologie des espèces animales, et leurs conséquences sur le fonctionnement des écosystèmes.
Même s’ils n’évoluent pas toujours vers des formes invasives/métastatiques, les processus tumoraux sont omniprésents chez les métazoaires et des travaux théoriques suggèrent qu’ils influencent probablement chez ces derniers des variables fondamentales en écologie, comme les traits d’histoire de vie, les aptitudes compétitrices, la vulnérabilité aux parasites et aux prédateurs, ou encore la capacité à disperser. Ces effets proviennent à la fois des conséquences pathologiques des tumeurs, mais aussi des coûts liés au fonctionnement des mécanismes de défense chez les hôtes.
Comprendre les conséquences écologiques et évolutives des interactions hôtes-tumeurs est ainsi devenu au cours de ces dernières années un thème de recherche phare en écologie et en biologie évolutive.
Ces questionnements scientifiques sont d’autant plus légitimes que la quasi-totalité des écosystèmes de la planète, en particulier les milieux aquatiques, est à présent polluée par des substances d’origine anthropique, souvent mutagènes. Il s’avère alors primordial de mieux comprendre les interactions hôtes-tumeurs, et leurs effets en cascade dans les communautés, pour prédire et anticiper les conséquences des activités humaines sur le fonctionnement des écosystèmes et le maintien de la biodiversité.